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Prélude

MessagePosté: Sam 24 Juin 2006 00:48:00
de gwinveric
Lieu : Quelque part en France.
Date : Cette nuit-même.

A l'écart des lumières étincelantes et de la musique qui baignent les rues joyeuses de la ville, sur la rive gauche du fleuve, se dresse la silhouette sans charme et sans ostentation d'un bâtiment en H. De loin il paraît insipide, insignifiant. Quand leur regard se pose dessus, les humains les plus sensibles ressentent un sentiment désagréable de malaise, parfois un frisson de dégoût et d'appréhension parcourt leur échine de façon inexplicable.

Les rares personnes qui sont parvenues à surmonter cette sensation, par curiosité ou par nécessité, ont regretté de ne pas avoir suivi leur intuition. Car de près, l'incongruité devient laideur et c'est une véritable verrue sur le paysage environnant qui se dresse devant eux.

La surface lépreuse de murs peints en vert pâle s'écaille et se fendille sans que rien ne soit tenté pour enrayer le processus de délabrement qui a commencé il y a déjà plusieurs années. Hormis les fenêtres qui se trouvent au rez-de chaussée et aux deux premiers étages du corps principal, toutes les ouvertures sont grillagées d'un fin treillage renforcé d'épais barreaux rongés de rouille.

On s'attendrait presque à voir écrit en lettres de sang "Toi qui entre ici, oublie toute espérance", comme dans l'Enfer de Dante Alighieri. Au lieu de quoi, on peut lire en lettres bleues rétroéclairées par des néons blanchâtres : "Hôpital Psychiatrique de Saint-Thomas des Fosses".

Une fois les portes franchies, à la misère visuelle s'ajoute l'horreur auditive. En dépit de doubles portes battantes lourdes et épaisses, le choeur abominable des gémissements, des cris et des suppliques inutiles résonnent aux oreilles et vrillent les cerveaux autant que les tympans. Ce ne sont que sanglots, insultes, abominations proférées par des bouches ouvertes sur, au mieux, le néant des âmes, au pire leur résistance désespérée à ne pas quitter les corps dont elles sont prisonnières.

Au dernier étage, tout au fond du couloir de l'aile gauche, une porte est restée entrouverte sur l'obscurité de la cellule qu'elle condamne habituellement à l'oubli. Elle grince sur ses gonds rivetés quand des doigts maigres et livides la font pivoter.

L'éclairage est ici trop chiche pour éclairer mais suffisant pour donner toute leur densité aux ombres. Ce qui rend le visage de l'homme qui s'extraie de la cellule encore plus abominable qu'il ne l'est en réalité - et pourtant, même au "naturel", une telle physionomie ne peut que susciter deux sentiments : la pitié ou l'horreur.

Des yeux profondéments enfoncés dans leurs orbites rougies et cernées, un nez souvent souillé de morve essuyée maladroitement d'un revers de manches, des joues creusées, couvertes de plaques rouges et verdâtres.

La seule vie de cette figure de carême se trahit dans la rougeur intense des lèvres fines retroussées sur des dents à la blancheur éclatante, et dans la lueur mi-dévorante mi-dévorée des pupilles dilatées. Un oeil averti pourrait deviner la beauté fascinante que devait avoir ce visage il y a longtemps, quand les cheveux étaient propres et bien coupées, la peau poudrée et parfumée, et que les yeux étaient les fenêtres d'une âme heureuse...

Avec des gestes furtifs et tremblants, et pourtant une rapidité stupéfiante, le fantôme remonte le couloir après avoir repoussé sans effort le lourd battant de la porte. Il ne cesse de jeter des regards affolés par dessus son épaule, marchant le plus possible dans la lumière pour ne pas être touché par les ombres qui semblent se mouvoir et vouloir l'engloutir.

Ses lèvres purpurines psalmodient en silence quelques formules démentes, à moins qu'il ne s'agisse d'un dialogue entre l'homme et sa folie ? Nul ne l'écoute jamais de toute façon, et si peu peuvent l'entendre !

Parvenu à la porte qui ouvre sur les escaliers de secours, aussi délabrés que tout le reste dans cette antre de la mort à petit feu, il semble reprendre un peu de force, d'élan, voire de soulagement, et un sourire triomphant se dessine sur sa bouche, creusant encore plus la maigreur de ses joues. Bien malheureux l'homme dont le sourire l'enlaidit !

Mais à peine a-t-il posé le pied sur la première marche qui conduit vers les étages inférieurs qu'une ombre immense se dresse devant lui dans une splendeur infernale. Le pauvre hère tente de hurler mais aucun son ne sort de sa gorge. Ses yeux s'écarquillent d'une terreur indicible qui souffle le peu de vie qui y luttait encore, et son corps se raidit sans pouvoir esquisser un mouvement.

Dans sa pauvre tête malade, une voix, LA voix, s'élève.


*Tu cherches la sortie depuis si longtemps... Veux-tu qu'enfin je te guide ?*

Il n'a même pas besoin de répondre, ses yeux se remplissent de larmes au goût de cuivre et sa tête monte et descend lentement sur l'axe de son cou maigre à se briser de lui-même.


*Oui, ton heure est venue. Je vais te rendre à toi-même...*

L'Ombre ne bouge pas, elle se contente de rester droite et immobile face à la pitoyable créature dont les joues sont à présent ruisselantes de sang.

Alors le hurlement de souffrance enfle dans la cage d'escalier, se répand le long des couloirs et résonne dans tous les crânes qu'il transperce de sa puissance surhumaine comme les tentacules immatérielles d'une pieuvre se débattant dans les affres de son agonie.

Au même moment...


... dans les Landes (HRP : Grotek et Oona -> La visite)
... à Paris (HRP : Zoorin -> Du jazz à la java)